La Grande Dépression des années 20: voici comment des élites ont pris le contrôle de l’éducation américaine…
Avant 1929: l’Amérique des clubs privés et de l’élite WASP
Dans les années 1920, les universités américaines les plus prestigieuses fonctionnent comme des clubs privés réservés à une élite bien précise. Harvard, Yale, Princeton accueillent avant tout des jeunes hommes blancs, protestants, issus de familles fortunées. On les appelle les WASP (White Anglo-Saxon Protestant). À Yale, en 1923, la part des étudiants juifs atteint 13 %. La direction s’inquiète. Dès 1922, elle limite le nombre d’admis et la proportion juive retombe sous les 10 % (Pittsburgh Quarterly, 2019).
En 1930, huit écoles privées fournissent près d’un tiers des nouveaux étudiants de Yale. Le système est verrouillé. Les fils d’anciens élèves représentent désormais 24 % des admis, contre 13 % dix ans plus tôt (Pittsburgh Quarterly).
La vie secrète des clubs d’élite: rites, codes et psychologie de l’appartenance
Ces universités abritent aussi des clubs exclusifs, véritables réseaux de pouvoir. Ces derniers ont des codes, traditions, emblèmes…
Sur les campus américains, des clubs d’élite et fraternités règnent depuis plus d’un siècle. Habillés de blasons imposants, de devises secrètes et de rites codifiés, ces cercles cultivent un véritable esprit de clan. Chaque groupe impose ses propres règles: code vestimentaire strict, emblèmes sur les portes, chants traditionnels aux grandes occasions. L’entrée ne se fait jamais sans un rite de passage: bizutages parfois intenses où les nouveaux affrontent épreuves d’endurance, défis insolites ou mises en scène mystérieuses. Certains doivent apprendre la devise latine du club, d’autres porter un insigne tout au long de leur première année. Rien n’est laissé au hasard, tout vise à forger une “famille” compacte.
Le mentorat – un ancien membre veille sur chaque nouvel arrivant – consolide cette intégration et assure la transmission des traditions. Ces codes et épreuves, toujours présents dans certains clubs aujourd’hui, façonnent la personnalité, la confiance en soi et renforcent le sentiment d’appartenance. Mais leurs effets dépassent le folklore: pour beaucoup, il s’agit d’un vrai test psychologique, un passage à l’âge adulte. Les souvenirs du bizutage et du mentorat marquent durablement les étudiants, parfois pour le meilleur, parfois pour le pire. D’Harvard à Yale, cette culture façonne encore une bonne partie de l’élite américaine.
Il n’est pas rare de croiser, lors d’événements spéciaux, d’anciennes grandes personnalités revenues dans leur club universitaire. Ces alumni célèbres – PDG, juges, responsables politiques – viennent parfois donner des conférences, partager des souvenirs ou simplement faire un tour pour renouer avec leurs racines. Pour les jeunes membres, c’est le moment rêvé: rencontrer les “grands”, s’inspirer, écouter leurs anecdotes et leurs conseils. Le club devient alors une vraie pyramide de réseau. Chacun trouve sa place: les anciens transmettent leurs codes, les jeunes rêvent d’un jour revenir, et les liens se tissent pour la vie professionnelle. Ces rencontres, plus qu’un folklore, servent à dessiner une trajectoire et à créer des contacts précieux pour l’avenir.
Appartenance et Privilèges…
À Harvard par exemple, des archives montrent que les étudiants issus d’écoles privées élitistes rejoignent systématiquement ces clubs fermés. Résultat: même avec des notes moyennes, ils décrochent les meilleurs postes et les salaires les plus élevés après leurs études (Yale Insights, 2021). Pour un étudiant modeste, travailler dur ne suffit pas. Ce qui compte, c’est le réseau, pas le diplôme.
À Princeton, l’élitisme WASP règne en maître. Avant la Seconde Guerre mondiale, 80 % des étudiants sont blancs, protestants, riches et issus d’écoles privées. Les eating clubs, créés à la place des fraternités, imposent leurs codes et leurs hiérarchies. L’administration laisse faire. Princeton devient « l’école la plus sudiste du Nord », conservatrice, aristocratique, fermée (Art History Unstuffed, 2019).
Le tournant des années 30: quand les fondations prennent le contrôle
Puis vient 1929. Le krach boursier, la Grande Dépression. L’Amérique s’effondre. Le chômage explose, des millions de familles sombrent dans la misère. Tout le monde comprend qu’on ne peut plus se contenter de former une petite élite héréditaire. Il faut mobiliser tous les talents, ouvrir les portes, repenser le système.
C’est alors que les grandes fondations philanthropiques entrent en scène. Andrew Carnegie avait créé la Carnegie Corporation en 1911 avec 135 millions de dollars. John D. Rockefeller avait fondé la Rockefeller Foundation en 1913 avec 182 millions. Ces sommes colossales vont servir à transformer l’éducation américaine (Rockefeller Archive Center).
Frederick P. Keppel, président de la Carnegie Corporation de 1923 à 1941, lance un vaste programme d’éducation des adultes. Il crée l’American Association of Adult Education, qui finance des initiatives dans tout le pays. L’objectif affiché: promouvoir une société plus démocratique. Mais derrière cet idéal se cache aussi une volonté de contrôle. En créant une organisation extérieure, la fondation évite les accusations d’ingérence politique directe (Carnegie Corporation History).
Les fondations Rockefeller et Carnegie financent également la recherche en sciences sociales, soutiennent des instituts comme Brookings et le National Bureau of Economic Research. Elles forment des experts, des « techniciens compétents » capables de gérer la société moderne. Un rapport Rockefeller l’exprime clairement: l’objectif est d’augmenter « le corps de connaissances qui, entre les mains de techniciens compétents, devrait conduire à un contrôle social substantiel » (The New Atlantis, 2020).
Les bourses au mérite se multiplient. On teste, on sélectionne, on oriente. Les universités s’ouvrent aux meilleurs élèves, quelle que soit leur origine. Mais cette ouverture s’accompagne d’un encadrement serré. Les fondations fixent les programmes, choisissent les sujets de recherche, forment les nouvelles élites selon leur vision du monde. La méritocratie devient un outil de canalisation des talents et des idées.
Au final, une chose est certaine: grâce à ces réformes, des milliers de jeunes venus de milieux modestes ont pu accéder à l’université et transformer leur destin. L’éducation s’est démocratisée, l’Amérique a gagné en mobilité sociale. Et c’est déjà une belle victoire pour l’égalité des chances.
Le contrôle des savoirs: comment les fondations façonnent la pensée américaine
Les fondations ne se contentent pas de financer des bourses. Elles veulent aussi orienter les recherches scientifiques en évitant des découvertes dérangeantes, structurer les idées, former une nouvelle génération de penseurs alignés sur leur vision. Dans les années 1920 et 1930, la Rockefeller Foundation et la Carnegie Corporation investissent massivement dans les sciences sociales. Leur objectif: comprendre et maîtriser les mécanismes sociaux pour éviter les révolutions et les crises (SSRC Insights, 2019).
En 1923, les fondations créent le Social Science Research Council (SSRC). Cette organisation coordonne les travaux des chercheurs, distribue les financements, définit les priorités. Elle devient rapidement un acteur majeur de la politique scientifique américaine. Les sujets sensibles comme la race, l’immigration, l’urbanisation font l’objet d’études approfondies. L’idée est simple: mieux comprendre pour mieux contrôler (SSRC Insights).
La Rockefeller Foundation finance également le General Education Board, qui s’intéresse particulièrement à l’éducation des Noirs dans le Sud. Entre 1902 et 1960, plus de 325 millions de dollars sont investis. Officiellement, il s’agit de promouvoir l’éducation pour tous. Mais certains historiens notent que ces programmes visent aussi à former une élite noire modérée, capable de maintenir l’ordre social sans remettre en cause le système ségrégationniste (Rockefeller Archive Center, 2022).
Dans les universités, les clubs d’élite continuent de jouer leur rôle de sélection et d’orientation. À Harvard, les final clubs comme le Porcellian ou le AD Club restent des lieux de pouvoir. Les membres se cooptent, tissent des réseaux qui dureront toute leur vie. Les étudiants brillants mais isolés socialement n’accèdent pas à ces cercles. La méritocratie a ses limites: le diplôme ouvre des portes, mais le réseau décide de la carrière (The Harvard Crimson, 2001).
Les fondations influencent aussi les think tanks et les instituts de recherche. Le Brookings Institution, créé en 1916, devient un centre d’expertise pour le gouvernement. Le National Bureau of Economic Research (NBER), fondé en 1920, produit des données économiques qui guident les politiques publiques. Ces institutions façonnent le débat intellectuel, définissent les problèmes à résoudre et proposent les solutions. Leur indépendance apparente masque une réalité: elles dépendent financièrement des grandes fortunes philanthropiques.
Vers un nouveau modèle: contrôle et espoir mêlés
Le système qui émerge dans les années 1930 est donc ambivalent. D’un côté, il ouvre réellement l’université à des milliers de jeunes issus de milieux modestes. Les bourses au mérite permettent à des talents de s’exprimer. Des fils d’ouvriers, d’immigrés, de fermiers accèdent à Harvard, Yale ou Princeton. C’est une révolution silencieuse qui transforme la société américaine en profondeur.
D’un autre côté, ce système reste profondément contrôlé. Les fondations fixent les règles, choisissent les priorités, orientent les recherches. Les clubs d’élite continuent de fonctionner comme des réseaux de cooptation. La méritocratie devient un instrument de sélection et de canalisation des énergies. On forme des experts, des techniciens, des cadres compétents mais dociles, capables de gérer la complexité moderne sans remettre en cause les structures de pouvoir.
Frederick Keppel, président de la Carnegie Corporation, l’exprime sans détour dans un rapport de 1936. Il parle de la nécessité de créer une « aristocratie du talent » capable de diriger la société. Cette vision élitiste sous couvert de démocratisation traverse toute l’histoire des fondations philanthropiques américaines (The New Atlantis, 2020).
La Grande Dépression des années 20: voici comment des élites ont pris le contrôle de l’éducation américaine…
De l’univers des clubs privés à la montée en puissance des fondations philanthro-capitalistes, l’histoire montre que l’école et l’université ne forment pas seulement les connaissances, mais aussi les réseaux et les codes du pouvoir. Derrière le mythe de la méritocratie, un système d’influence s’est construit, orientant les carrières, filtrant les idées et canalisant les découvertes. Cette main invisible, mêlant traditions anciennes et stratégies modernes, a rendu l’éducation aussi stratégique que contraignante: ceux qui dessinent les règles dessinent aussi le futur. Se libérer de ce moule n’est pas toujours simple… mais c’est aussi là que réside l’enjeu et l’espoir d’un monde où le savoir rime enfin avec liberté.
